Avec la distanciation sociale imposée par la crise sanitaire, la « valeur partage » semble être mise au second rang… Quelles ont été les conséquences de la crise sur la mobilité partagée ? Quels enseignements de cette crise tirez-vous ?
J’ai vécu cette crise de l’intérieur en tant que membre du conseil d’administration de Som Mobilitat (coopérative de partage de véhicules en Catalogne). Alors que nous connaissions une forte croissance depuis deux années, du jour ou lendemain, tout s’est effondré avec le confinement. Entre le mois de mars et le mois de mai, nous avons encaissé un recul brutal des réservations de l’ordre de 85%.
Cette période a également été intense en apprentissages. Si, bien entendu, nous avons augmenté le degré de vigilance sur les conditions sanitaires en systématisant la présence de gels et de masques dans chaque véhicule partagé et en aérant chaque véhicule avant et après leur utilisation, cette crise nous a également appris à faire preuve d’une plus grande solidarité. C’est ainsi que nous avons très rapidement mis à disposition des véhicules dont la Renault ZOE, pour que des professionnels de santé puissent se rendre à l’hôpital sans difficulté.
Autre enseignement important : le ressenti des citoyens. Si le confinement a été une période difficile, nous avons également constaté que les citoyens ont apprécié retrouver leur ville moins congestionnée, moins polluée tant sur le plan sonore, visuel, que celui des émissions de CO2.
Cette ville plus « propre », est justement rendu possible avec une mobilité partagée. Nous y contribuons avec des véhicules à faibles émissions et avec des déplacements optimisés. Nous pensons que cette expérience devrait motiver les municipalités à adopter une vraie politique de mobilité partagée dans le futur.
Nous avons beaucoup associé la mobilité partagée à la connexion entre utilisateurs, mais le futur de la mobilité partagée ne réside-t-il pas avant toute chose dans le partage réussi des données, plus que dans le partage entre citoyens ?
Tout à fait. L’enjeu d’une mobilité partagée efficace réside en grande partie dans la gouvernance des données pour fluidifier au maximum les parcours des citoyens. L’objectif est d’arriver à de vrais systèmes de MaaS (Mobility as a Service) qui permettent aussi bien d’informer que de réserver, ou encore de calculer le meilleur trajet (rapidité, impact environnemental…) d’un point A à un point B avec des moyens de transports qui mêlent le public et le privé et l’agrégation de services complémentaires. Le modèle n’est pas nouveau. Il a été inventé en 2006 par le finlandais Sampo Hietanen, qui le décrivait alors comme “le Netflix de la mobilité”. Mais sa mise en place est parfois complexe, due au partage des données nécessaires au bon développement de ce type de services. Je constate toutefois que les choses vont dans le bon sens avec beaucoup d’initiatives qui voient le jour.
L’enjeu d’une mobilité partagée efficace réside en grande partie dans la gouvernance des données.
Si je devais sélectionner un projet, je parlerais du projet test « Renfe as a Service » (RaaS), une expérience de mobilité complète qui vous permet d’utiliser les services de Renfe (la société nationale d’exploitation des chemins de fer espagnols, équivalent de la SNCF en France) et d’autres opérateurs de transport, à partir d’une seule application. Cette solution fluidifie le parcours des utilisateurs vers les stations de trains, ou depuis ces dernières en multipliant les services de mobilité. Ce partage des données permet de créer une véritable intégration qui rend la mobilité des voyageurs réellement fluide. Je pense que nous devons tendre vers ces modèles d’intégration des données.
Avec votre cabinet de conseil Six-Ter, vous défendez également l’idée d’une économie du partage au service de l’inclusion, en intégrant les principes de l’économie sociale et solidaire. Pouvez-vous nous donner des exemples où la mobilité collaborative contribue à cette inclusion ?
Je pense que cette logique d’inclusion est au cœur de la philosophie de l’économie du partage. Encore une fois, les projets sont nombreux mais j’apprécie tout particulièrement la démarche de Taxistop en Belgique qui met la solidarité au service des plus fragiles comme partie intégrante de ses objectifs, que cela soit sur le plan du logement ou de la mobilité. Nous pourrions également citer Mobicoop qui propose une offre de transport solidaire capable de desservir les populations dans le besoin et les lieux les moins denses en transports en commun.
Et de façon plus large, je pense que les avancées technologiques, notamment dans la voiture autonome, vont également travailler en faveur de l’inclusion. Je me souviens encore de la réaction de ma mère, âgée de 72 ans, quand elle a découvert l’annonce de WAYMO et son service de voiture autonome. Elle était extrêmement enthousiaste sur les possibilités que cela pourrait lui offrir !
En diminuant le nombre de véhicule par personne, l’économie du partage permet par nature de diminuer l’impact environnemental. Comment la mobilité partagée se réinvente-t-elle pour adresser plus fortement ce challenge ?
Pour avoir un réel impact environnemental, la mobilité partagée doit se concevoir de façon collaborative en intégrant l’ensemble des parties-prenantes : villes, infrastructures, constructeurs… mais également l’ensemble des métiers concernés par la mobilité : les ports, les livreurs… car tout est interconnecté. La mobilité partagée est donc aussi un enjeu collectif pour que chaque maillon de la chaîne pense son approche de façon durable. Si, par exemple, les infrastructures ne suivent pas, les constructeurs ne trouveront pas leur place pour développer des services électriques.
Pour avoir un réel impact environnemental, la mobilité partagée doit se concevoir de façon collaborative.
Si je reviens sur l’exemple des livraisons, à Barcelone, le nombre croissant de livraisons « type Amazon » est un véritable problème dans la congestion des villes. Il y a donc un enjeu logistique avec la construction de points de dépôts pour décongestionner la ville et ainsi réduire les émissions de gaz à effet de serre. La mobilité partagée passe aussi par ce type d’optimisations logistiques.
Justement, on voit que la coordination collective est essentielle pour répondre à de tels enjeux. Comment faire pour éviter les silos et que chacun construise ses solutions de façon isolée ?
Je crois beaucoup aux logiques de hubs de mobilité. C’est pour moi le meilleur moyen de faire de l’innovation « ouverte » qui intègre réellement l’ensemble des parties prenantes. Et dans cette logique, de nombreux projets sont enthousiasmants. Que cela soit avec Railgroup, le cluster le plus innovant à mes yeux qui applique parfaitement les principes de l’innovation ouverte. Au niveau européen, on peut également citer l’EIT Urban Mobility composé de 40 membres (villes, acteurs du transport public, universités…) qui réfléchissent ensemble aux futurs souhaitables de la mobilité. Ici, à Barcelone, la Cámara de Comerç de Barcelona, réunit les industriels pour inventer la mobilité du futurEt le consortium Barcelona Global, qui regroupe les entreprises les plus importantes de la région pour promouvoir un nouveau modèle de mobilité durable, sûr, efficient et inclusif, a interpelé les pouvoirs publics dans un manifesto présentant quinze propositions d’actions concrètes pour remplir cette mission, intégrant des projets de stationnement, de big data ou encore la réinvention des transports publics.
Je pense donc que le futur de la mobilité devra être partagé. Pas seulement au sens du partage avec les utilisateurs finaux, mais également dans une conception partagée.
A propos de Judit Batayé
- Plus de 20 ans d’expérience à travailler sur des projets d’innovation dans le domaine de la mobilité
- Dirigeante de Six-Ter, structure conseil dédiée aux projets d’innovation sociale et de mobilité durable
- Membre de OuiShare sur les thématiques liées au futur de la mobilité durable
- Co-fondatrice de COVIDWarriors une association à but non lucratif pour accélérer les projets sociaux, sanitaires et technologiques en lien avec la crise actuelle
Interview par Jérémy Lopes, journaliste L’ADN
L’ADN est le média de l’innovation qui analyse chaque jour les meilleurs concepts de la nouvelle économie sur le web et en format revue.
Copyrights : Kaspars Upmanis sur Unsplash, DR